jeudi 20 juin 2013

Un soir de décembre

"Quelques semaines après son mariage, il a cessé de porter ses lunettes. il n'a donné aucune explication, n'ayant élaboré aucun argument susceptible de justifier cette lubie. Peu à peu, il s'est habitué à évoluer ainsi, au milieu de formes indistinctes et de silhouettes mouvantes, attentif aux couleurs et aux lumières, prudent puis confiant, dans un décor imprécis dont il ne distingue que les contours. certes, il ne reconnaît pas toujours ses amis ou ses voisins quand il les croise dans la rue, mais compense ces manquements à la plus élémentaires courtoisie par un regard dénué de tout jugement. Des visages, il ne perçoit que la douceur et les courbes, incapable au-delà d'une certaine distance de deviner leur âge ou leur beauté. Au-delà d'un mètre le monde lui apparaît lisse et harmonieux, jamais ne le heurte ni ne l'interpelle. Hors de chez lui, il a pris l'habitude de s'éloigner des choses et des gens, de les maintenir à distance, afin qu'opère cette vision tronquée, édulcorée, qui gomme les aspérités et lui dérobe les corps. Il évite les foules et les heures de pointe, se rend à pied à l'agence et fuit systématiquement les lieux ou les occasions qui lui imposent la promiscuité. (...) Il évolue dans un monde sans visage, hormis celui de ses proches, et cela lui semble dans l'ordre des choses, il va et vient dans ce léger brouillard qui le protège et lui laisse parfois croire, puisqu'il ne distingue rien au-delà d'une certaine distance, qu'il ne peut être vu." (Delphine de Vigan)

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